Joseph Guibord. |
C'est durant son règne, en 1844, que fut fondé l'Institut canadien de Montréal. Ce groupe rassemblait des penseurs libéraux qui prônaient la séparation de l'Église et de l'État et qui, par ailleurs, n'étaient pas particulièrement enchantés par l'Acte d'union, qui avait réuni le Bas-Canada et le Haut-Canada quatre ans plus tôt. La bibliothèque de l'Institut comptait de nombreuses œuvres mises à l'index par le Vatican, ce qui déplaisait manifestement à monseigneur Bourget. Celui-ci, qui avait déjà excommunié tous les membres du groupe en 1859, se rendit à Rome en 1869 pour achever de faire mettre à l'index l'ensemble de l'annuaire des documents disponibles dans la bibliothèque de l'Institut.
C'est ici qu'entra en jeu Joseph Guibord, bien malgré lui. Peu de temps après que Bourget, probablement rayonnant de plaisir, fut revenu du Vatican, Guibord mourut subitement, le 18 novembre 1869. Imprimeur de métier et membre de l'Institut canadien de Montréal, il avait été excommunié en même temps que ses confrères, et ne put donc pas recevoir les derniers sacrements.
Pour ces raisons, l'Église refusa tout net que Joseph Guibord, pourtant un catholique pratiquant, soit enterré dans la portion catholique romaine du cimetière Notre-Dame-des-Neiges, sur le flan ouest du mont Royal, ce à quoi tenait mordicus la veuve, Henriette Brown. En guise de compromis, celle-ci offrit de se passer de cérémonie religieuse officielle. L'Église, pour sa part, ne voulait rien entendre, se bornant à lui proposer d'enterrer le défunt, qu'elle considérait comme un «pécheur public», dans la portion du cimetière réservée aux bébés non baptisés. Bref, on était dans un cul-de-sac, et pendant que la cause se transportait devant les tribunaux, il fallait bien faire quelque chose du corps. Le cimetière protestant Mont-Royal, situé sur le flan nord, ne vit aucun inconvénient à héberger la dépouille de l'imprimeur.
La Cour supérieure du Québec entendit la cause le 17 mars 1870, et le juge Mondelet rendit son verdict le 2 mai suivant. Rappelant à l'Église son rôle civil et traditionnel d'inhumer ses paroissiens qui décèdent en tant que catholiques romains, il ordonna que Joseph Guibord soit mis en terre à Notre-Dame-des-Neiges selon les vœux d'Henriette Brown.
Monseigneur Bourget n'avait pas dit son dernier mot.
Plusieurs mois plus tard, la Cour d'appel du Québec renversa la décision de la Cour supérieure. Le juge Mackay trouva en effet une faille dans l'interprétation de la cause par le juge précédent : si l'Église avait effectivement le rôle d'inhumer le défunt, la décision de placer ses restes dans la portion catholique du cimetière, ou non, lui revenait de plein droit.
Madame Brown ne lâcha pas le morceau pour autant. Malgré la décision de la Cour du Banc de la Reine de maintenir le jugement de la Cour d'appel, la veuve utilisa les dernier recours du temps de l'Empire britannique, et la cause fut ainsi présentée au Comité judiciaire du Conseil privé, à Londres.
En dépit de la mort d'Henriette Brown en mars 1873, l'Institut canadien de Montréal, son unique héritier, porta le flambeau. Le 21 novembre 1874, le plus haut tribunal de l'Empire permit enfin à Joseph Guibord, plus de cinq ans après son décès, de déménager au sein du secteur catholique du cimetière Notre-Dame-des-Neiges.
C'est ainsi que le 2 septembre 1975, une procession quitta le cimetière Mont-Royal et mena la dépouille jusqu'aux portes du cimetière voisin... où une foule de catholiques en colère l'attendait pour lui en bloquer l'entrée, l'obligeant à rebrousser chemin. Ça n'allait évidemment pas se terminer aussi simplement...
Le 16 novembre de la même année, près de six ans après son décès, c'est accompagné d'un déploiement militaire et policier de quelque 2500 hommes que Joseph Guibord fut porté sur les lieux de son dernier repos, aux côtés de son épouse. Bouillant de frustration fanatique, monseigneur Ignace Bourget s'empressa de désacraliser à tout jamais le petit carré de terre où le cercueil avait été enterré (dans un bloc de béton armé, question qu'on ne tente pas de l'en déloger...).
Cette histoire ne serait pas complète sans un clin d'œil bien contemporain, n'est-ce pas... Quelques décennies plus tard, alors que furent tracées les rues d'un nouveau quartier qui allait devenir une portion de notre actuel Plateau Mont-Royal, une voie fut baptisée en l'honneur de Guibord. Toutefois, une erreur de transcription — volontaire? — fit en sorte qu'aujourd'hui, son nom ne se trouve sur aucun panneau de rue arborant le symbole de la ville de Montréal. Je me permets d'espérer que désormais, tout comme moi, vous aurez une petite pensée pour Jos Guibord lorsqu'en levant les yeux, vous apercevrez le nom de la rue Gilford.
J'avais tort : il existe une avenue Joseph-Guibord depuis 1987 à Montréal, dans le quartier St-Michel. Un tout petit bout de rue qui n'a rien d'aussi joli et important que la rue Gilford.
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